Peines dâamour perdues ou le jeu des erreurs
ComĂ©die de la copia et de lâignorance, Peines dâamour perdues est une Ćuvre riche en approximations, faisant ainsi la part belle Ă lâerreur, mĂȘme si le mot lui-mĂȘme nây est que fort peu employĂ©, nâapparaissant paradoxalement que dans le dernier acte qui devrait ĂȘtre celui de la rĂ©solution plutĂŽt que de la confusion. Au cĆur dâune Navarre shakespearienne rongĂ©e par lâillusion et lâincertitude, lâerreur renvoie au pĂ©chĂ© originel et Ă ce serio ludere si prisĂ© par les humanistes de la Renaissance. Ainsi, le dramaturge nâa de cesse de transformer fautes, faiblesses et fourvoiements en crĂ©ations langagiĂšres mettant lâerreur Ă lâhonneur pour mieux la transfigurer sur le plan dramatique. Mais, derriĂšre pareille virtuositĂ© et une apparente lĂ©gĂšretĂ©, lâerreur, dans la piĂšce, ne servirait-elle pas aussi Ă mettre en avant les failles et les fragilitĂ©s de lâhumanitĂ©. Cet article sâinterrogera donc sur le vĂ©ritable statut de lâerreur dans cette comĂ©die discordante et sur la maniĂšre dont Shakespeare, animĂ© par un scepticisme aussi profond que joyeux, sâamuse Ă en subvertir puis Ă en rĂ©Ă©crire la ou les dĂ©finition(s).
As a comedy devoted to copia and ignorance, Loveâs Labourâs Lost is full of shortcomings and approximations. It thus sheds light on its numerous errors, even though the word âerrorâ seldom crops up in the text and is only mentioned in the last act of the play â something of a paradox, since act V normally provides a form of resolution rather than confusion. At the heart of a Shakespearean Navarre dominated by illusion and uncertainty, error is linked to the original sin and to the serio ludere tradition so much praised by the Renaissance Humanists. The playwright turns weaknesses, errors and misprision into linguistic creations that serve to enhance error through some sort of dramatic transfiguration. Yet, beyond the playâs verbal virtuosity and apparent lightness, one can wonder whether all the errors in the play do not also serve to emphasize the defects and weaknesses of mankind. This article will thus analyse the real status of error in Shakespeareâs jarring comedy by examining how the playwright, in a deep but merry form of scepticism, joyfully subverts and rewrites the usual definition(s) of error.
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Envoy. Ă©loge de la delectatio morosa
Texte intégral
- 1 Voir la dĂ©finition du terme donnĂ©e par lâOED . « 1 a. Law. A wrongful act or omission; spec. a misde (. )
1 « Sweet misprision. » (IV.iii.96) sâexclame Berowne dans lâun des nombreux apartĂ©s qui jalonnent la scĂšne des sonnets dans Peine dâamour perdues. Si le mot « misprision » dĂ©signe en premier lieu un acte rĂ©prĂ©hensible sur le plan juridique, le terme renvoie aussi, plus communĂ©ment, Ă la notion dâerreur ou de quiproquo1. Or, dans une piĂšce qui, Ă sa façon, se prĂ©sente comme une autre « comĂ©die des erreurs », ces deux termes y sont employĂ©s Ă de nombreuses reprises. En effet, si le parc de Navarre rappelle le monde dâavant la chute, le faux pas de Costard, qui entretient avec Jaquenetta une relation charnelle dans les recoins dâun labyrinthe de verdure, suggĂšre dâemblĂ©e que le ver est dans le fruit. Tout, dans la piĂšce, semble marquĂ© au sceau de la faute. la langue ne cesse dây fourcher, le savoir est enseignĂ© par un maĂźtre incompĂ©tent, les lettres y sont tantĂŽt mal Ă©crites, tantĂŽt incomprises, quand elles ne sont pas tout simplement remises au mauvais destinataire. Pire encore, les amoureux se trompent de maĂźtresse quand ils croient dur comme fer toucher enfin au but.
- 2 Voir ce que dit Berowne au cours du dernier acte. « We to ourselves prove false / By being once fa (. )
2 En somme, lâerreur y joue Ă cache-cache avec la vĂ©ritĂ©2 parce que lâerreur, câest le monde du jeu, de lâillusion, de lâenvers du rĂ©el, alors que la vĂ©ritĂ©, elle, dĂ©voile le ridicule, la maladie et la mort. Elle est tout ce sur quoi Ferdinand et ses amis refusent dâouvrir les yeux mais quâils finissent par dĂ©couvrir par lâentremise des femmes au cours de la derniĂšre scĂšne. La dette Ă payer, dĂ©sormais, câest la diĂšte, le long carĂȘme Ă venir qui succĂšde au carpe diem. Berowne, le vĂ©ritable antihĂ©ros de la piĂšce, porte alors bien son nom qui nâĂ©voque pas seulement le mot « brown », la couleur de la mĂ©lancolie, mais aussi, par paronomase, lâadjectif « barren » (I.i.47, IV.ii.24, IV.iii.294) qui rĂ©sonne singuliĂšrement dans une comĂ©die hantĂ©e par le spectre de lâinfertilitĂ©.
3 Afin de comprendre quelle philosophie de lâerreur et de lâillusion Shakespeare dĂ©ploie dans sa piĂšce au-delĂ de la simple force comique du malentendu et de la confusion, il sâagira, dans lâanalyse qui suit, de mettre en lumiĂšre trois types dâerreurs particuliĂšrement rĂ©vĂ©lateurs. Quâelle soit fille de lâignorance, marque de la copia renaissante, ou trace de transgression, lâerreur shakespearienne serait-elle lâindice dâune nature humaine fondamentalement dĂ©voyĂ©e, ou pourrait-elle au contraire ĂȘtre perçue et vĂ©cue comme une felix culpa nĂ©cessaire ?
- 3 François Rigolot, Lâerreur de la Renaissance. Paris, HonorĂ© Champion, 2002, p. 205. Au chapitre VI (. )
- 4 Don Adriano de Armado, chevalier ab-errant. est le premier Ă prononcer ce mot apparemment tabou dan (. )
4 LâĂ©criture Ă©quivoque de la piĂšce fait son miel de lâerreur, et lâincompĂ©tence rhĂ©torique des principaux personnages rĂ©vĂšle de nombreuses maculae (ou « fautes poĂ©tiques3 ») qui guident le spectateur plus quâelles ne lâĂ©garent au sein de la carte du tendre shakespearienne. Le terme mĂȘme dâ« error » nâapparaĂźt en effet quâĂ trois reprises dans la piĂšce4. toutes dans le dernier acte qui figure une sorte dâĂ©piphanie nĂ©gative, oĂč, faute dâapercevoir le bout du tunnel et dâĂ©pouser leur belle, Ferdinand et ses amis prennent enfin conscience de ce qui aura Ă©tĂ© leur aveuglement tout au long de la piĂšce.
- 5 Il suffit en effet de se rappeler lâĂ©pitre dĂ©dicatoire de John Florio dans sa traduction des Essais (. )
- 6 Ibid. Selon Juliet Fleming, « Florioâs assertion that women make the best vernacular speakers had b (. )
- 7 Sur cette confusion rĂ©pĂ©tĂ©e dans lâin-quarto puis dans lâin-folio, voir Oscar J. Campbell, « Loveâs (. )
5 Au premier abord, seules la Princesse et ses suivantes, censĂ©es ĂȘtre vierges (donc immaculĂ©es. ou « sans tache »), ne commettent jamais dâerreur lorsquâelles sâexpriment. Rien dâĂ©tonnant Ă cela puisquâelles sont françaises. En effet, selon le lexicographe John Florio, les demoiselles de France sont les meilleures ambassadrices de la langue vernaculaire5. Car si les hommes ont le monopole de lâĂ©criture, les femmes, elles, dominent Ă lâoral et savent se servir de leur langue6. Seule exception dans la comĂ©die shakespearienne, Jaquenetta, elle qui se trompe Ă lâacte 4 en dĂ©crivant la princesse comme dĂ©jĂ reine (« one of the strange queenâs lords », IV.ii.113-116). Il est difficile de savoir si pareille bĂ©vue provient de la jeune ignorante, du scribe, ou de lâĂ©tourderie de Shakespeare7. Mais si la confusion est bien faite par Jaquenetta, elle en dit long sur lâattitude de la Princesse, car elle suggĂšre que cette derniĂšre se comporte dĂ©jĂ en souveraine avant mĂȘme la mort de son pĂšre.
- 8 William Shakespeare, Peines dâamour perdues dans ComĂ©dies. I, in Ćuvres complĂštes. V, Ă©ds. Jean-Mic (. )
- 9 Geffrey Whitney, A Choice of Emblemes. éd. John Manning, Aldershot, Scolar Press, 1989, p. 76. « H (. )
6 Aux antipodes de cette attitude, le roi de Navarre, Ferdinand, nâest guĂšre Ă la hauteur de ses prĂ©rogatives. Les vers de la scĂšne dâouverture sont Ă ce titre particuliĂšrement Ă©loquents, car vouloir la gloire Ă tout prix relĂšve dâune erreur stratĂ©gique pour lâobtenir. Les premiers mots du roi, semblables Ă une Ă©pitaphe, seront dâailleurs parodiĂ©s quelques scĂšnes plus loin par Holofernes qui se lance dans « une Ă©pitaphe improvisĂ©e sur la mort du cerf8 ». La seconde est aussi ridicule que celle du roi paraĂźt vaine et vide de sens. Ă ce point de notre analyse, lâemblĂšme de Geffrey Whitney intitulĂ© « Ridicula ambitio » peut fournir une illustration pertinente de ce thĂšme moral. Il Ă©voque lâhistoire dâun certain Hanno, sâingĂ©niant Ă convaincre des oiseaux quâil a capturĂ©s quâil est un dieu, espĂ©rant par lĂ accĂ©der Ă la gloire. Une fois libĂ©rĂ©s, les oiseaux sâenvolent vers la forĂȘt, oubliant leur mission et jusquâau nom de leur ancien maĂźtre, pour chanter Ă tue-tĂȘte leurs propres airs. Whitney en conclut que lâambition dĂ©mesurĂ©e ne peut aboutir quâĂ un sentiment de honte9. Dans Peines dâamourperdues. piĂšce oĂč lâon oublie les noms et oĂč lâon est vite ridiculisĂ© par moins ambitieux que soi, câest aussi ce que sâattache Ă dĂ©montrer Shakespeare.
- 10 Voir la Bible, GenÚse 1. 26. Dans la King James Bible (1611), il est écrit. « And God said, Let u (. )
- 11 Dans son essai de 1944, « Sur une philosophie de lâexpression », paru dans « PoĂ©sie 44 » et portant (. )
- 12 William Shakespeare, Peines dâamour perdues dans ComĂ©dies. I, in Ćuvres complĂštes. V, ed. cit. p. (. )
7 Comment, dâailleurs, faire en sorte de perpĂ©tuer son nom alors que lâon se trompe sur celui dâautrui. Dans la Bible, nommer quelque chose ou quelquâun confĂšre Ă celui qui nomme un pouvoir sur ce quâil a nommĂ©10. Dans la piĂšce, personne ne semble vraiment capable dâavoir la moindre autoritĂ© sur lâautre. Ă lâexception des jeunes femmes, chacun, Ă un moment ou Ă un autre, dĂ©forme le nom de son prochain. Camus disait que « mal nommer un objet, câest ajouter au malheur de ce monde11 ». Or, dans lâArcadie dĂ©composĂ©e de Ferdinand, on Ă©corche allĂšgrement les noms sans penser aux consĂ©quences nĂ©fastes que peut engendrer la dĂ©sacralisation du langage. Pourtant, sous ses airs idylliques, le malheur de Navarre est dĂ©jĂ suffisamment grand pour que lâon nâen rajoute pas. Il est gravĂ© dans le marbre. la piĂšce dĂ©bute sur un Ă©dit obligeant de jeunes et fougueux gentilshommes Ă vivre en reclus et Ă se repaĂźtre de savoir. « Trop bien nourri », lâesprit des jeunes aristocrates est dâailleurs dĂ©crit comme « grossier et gras12 » (« gross, gross ; fat, fat », V.ii.268).
- 13 Voir Alison Shell, Shakespeare and Religion. Londres, Methuen Drama, Bloomsbury, The Arden Shakespe (. )
8 Paradoxalement, les sujets de Ferdinand sont des fĂ©rus de science et dâĂ©rudition, et câest bien lĂ que le bĂąt blesse. Car Peines dâamour perdues est dâabord une comĂ©die sur lâignorance, et mĂȘme ceux qui semblent relativement Ă©pargnĂ©s par la bĂȘtise ou la naĂŻvetĂ© ne disposent que dâun savoir lacunaire. Aussi peut-on dire que les bĂ©vues rĂ©pĂ©tĂ©es du clown sont contagieuses au sein du royaume de Navarre. Parce quâil ne fait pas partie de la bonne sociĂ©tĂ©, Costard vit dans lâerreur et sây complaĂźt. Ce satiriste est son propre dieu et sâattribue le droit de parler et dâagir Ă sa guise, comme le fera dâailleurs Jaques dans Comme il vous plaira. « I must have liberty / Withal, as large a charter as the wind, / To blow on whom I please, for so fools have » (II.vii.47-49). Tout comme Jaques sâattribue les qualitĂ©s de lâEsprit Saint13. Costard se rĂ©fugie derriĂšre le pouvoir de nommer, mal nommer, voire renommer les choses, et personne ne le dĂ©logera de lâespace Ă part qui est le sien.
- 14 Lâattitude affectĂ©e dâArmado lâempĂȘche par ailleurs dâĂȘtre pris au sĂ©rieux par les autres. la grav (. )
- 15 Sur ce point, voir John Palsgrave, LâĂ©claircissement de la langue française. Londres, 1530, 214/1, (. )
9 Ă peine plus haut sur lâĂ©chelle sociale, les Neufs Preux brillent aussi par leurs dĂ©ficiences. Lâun dâentre eux, Armado, se rĂȘve en amoureux transi, mais ne maĂźtrise que trĂšs imparfaitement les codes de lâidĂ©al chevaleresque14. Aussi le torchon de Jaquenetta (« dishclout », V.ii.689) quâil serre sur son cĆur peut-il ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme une premiĂšre version, comique et grotesque, du mouchoir de DesdĂ©mone. Ce torchon est, lui aussi, une synecdoque, particuliĂšrement dĂ©plaisante mĂȘme si elle se veut comique, puisquâelle assimile sa propriĂ©taire Ă une souillon15. En dâautres termes, tout en pensant rendre hommage Ă sa dulcinĂ©e, lâEspagnol ne fait que la dĂ©nigrer un peu plus en soulignant sa basse extraction sociale.
- 16 Alors quâil sâefforce de justifier la prĂ©sence dâun page minuscule endossant le rĂŽle dâHercule, il (. )
- 17 Comme lâa montrĂ© Antoine Compagnon, « [m]ultiplier les sententiae. recouvrir son discours dâyeux, d (. )
10 Quant aux Neuf Preux pris dans leur ensemble, ils sont tout aussi ineptes. MĂȘme le maĂźtre dâĂ©cole Holofernes se trompe dans ses choix scĂ©niques destinĂ©s Ă Ă©blouir son royal auditoire16 et, lorsquâil sâexprime, il produit une sorte de monstre rhĂ©torique17 qui ne peut quâinduire en erreur ses Ă©lĂšves et, plus largement, ses interlocuteurs.
11 Holofernes est donc celui qui, dans la piĂšce, Ă©choue Ă Ă©duquer et Ă convaincre parce sa rhĂ©torique est celle de lâexcĂšs, y compris sur le plan phonĂ©tique. Aussi insiste-t-il lourdement sur lâimportance quâil y a, Ă ses yeux, de bien prononcer chaque lettre dâun mot :
I abhor such fanatical phantasimes, such insociable and point-devise companions, such rackers of orthography, as to speak âdoutâ sine âbâ, when he should say âdoubtâ; âdetâ when he should pronounce âdebtââd, e, b, t, not d, e, t. He clepeth a claf, âcaufâ; half, âhaufâ; neighbour vocatur ânebourâ; âneighâ abbreviated âne.â This is abhominable, which he would call âabominableâ. It insinuateth me of insanie. (V.i.15-21)
- 18 La version consultée dans le cadre de cet article est celle de 1603. Voir G. De la Mothe, The Frenc (. )
- 19 Gilles (ou Georges) De la Mothe, actif en Angleterre à partir des années 1592, fut le tuteur du fil (. )
- 20 G. De la Mothe, The French alphabeth. ed. cit. p. 82. « The sweetnesse and facilitie of a toung c (. )
12 Sans doute le maĂźtre dâĂ©cole applique-t-il ici avec un peu trop de zĂšle les rĂšgles Ă©noncĂ©es dans dâinnombrables traitĂ©s de phonĂ©tique en vogue Ă lâĂ©poque, comme celui de G. De la Mothe, The Frenchalphabeth (1592)18. De ce La Mothe, on sait seulement quâil Ă©tait un pĂ©dagogue français rĂ©fugiĂ© en Angleterre19 (son nom a peut-ĂȘtre inspirĂ© Ă Shakespeare celui de Moth). Son ouvrage, qui bĂ©nĂ©ficia dâune certaine renommĂ©e aux XVI e et XVII e siĂšcles, prodigue des conseils comme ceux que lâon rencontre Ă la page 8 de son traitĂ© bilingue. « pronounce distinctly. Softly, / Make no haste, open your mouth. / That is very well: that is well said ». AprĂšs avoir dissertĂ© sur la nĂ©cessitĂ© de sâexprimer dans une langue distinctement articulĂ©e, le pĂ©dagogue français entreprend dâexpliquer Ă son lecteur quâil faut bien prononcer toutes les voyelles, mais que de nombreuses consonnes doivent en revanche rester muettes20. Or, on lâaura compris, Holofernes, prend prĂ©cisĂ©ment les prĂ©ceptes de De la Mothe Ă rebours, tout comme il rĂ©cite lâalphabet Ă lâenvers Ă la demande (« What is âa,bâ spelled backward [. ] », V.i.40-41).
- 21 Dans Gargantua. le prĂ©cepteur Thubal Holoferne apprend Ă Gargantua Ă rĂ©citer lâalphabet Ă lâenvers.
- 22 George Puttenham, The Art of English Poesy (1589), Ă©ds. Frank Whigham et Wayne A. Rebhorn, Ithaca, (. )
13 AbĂ©cĂ©daires Ă lâenvers et rĂšgles phonĂ©tiques inversĂ©es font ici partie dâun univers rabelaisien21 oĂč copia et nonsense le disputent Ă la felix culpa dont le but final ne vise Ă rien dâautre quâĂ faire rire et Ă libĂ©rer le royaume de Navarre de ses carcans et de rĂšglements si sĂ©vĂšres quâils confinent Ă lâabsurde. Le pĂ©dagogue a en outre le tort de recourir Ă lâempilement de noms ou dâĂ©pithĂštes â trope que Puttenham nomme « congeries » ou « heaping figure22 ». Il se fourvoie donc parce quâil en fait trop. De fait, tout dans la comĂ©die grouille, dĂ©passe et dĂ©borde, ce qui est sans doute le comble du paradoxe pour une piĂšce par ailleurs marquĂ©e au sceau de lâinachĂšvement.
14 La rĂ©pĂ©tition excessive et fautive participe ainsi dâune stratĂ©gie dâaveuglement collectif. on parle pour ne pas penser. Lâutilisation abusive de « lâenvoy » est un bon exemple de ce procĂ©dĂ© somme toute assez pathĂ©tique. Le mot, dâorigine française, nâapparaĂźt pas moins de seize fois dans lâacte III, scĂšne i. Or, Armado se trompe dĂšs le dĂ©part (3.1.60) en maintenant lâarticle français devant « envoy » alors que ce terme avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© absorbĂ© par la langue anglaise et quâil devrait donc dire, selon toute logique, « the envoy ». La dĂ©finition quâil en donne est certes intĂ©ressante, mais incomplĂšte. « [âŠ] it is an epilogue or discourse to make plain / Some obscure precedence that hath tofore been sain » (III.i.69-70).
- 23 Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues (Londres, 1611), facs. Ă©d. Willia (. )
- 24 Se moquant de lâun des poĂšmes affectĂ©s de Gabriel Harvey, Ă savoir « Gorgon » (sous-titrĂ© « The Won (. )
- 25 Myriam Jacquemier, « Du dĂ©sordre babĂ©lien Ă la conscience de lâaltĂ©ritĂ© » in Ordre et dĂ©sordre dans (. )
15 En 1611, Randle Cotgrave donnera quant Ă lui une dĂ©finition beaucoup plus prĂ©cise de ce terme. « A message, or sending; also, thâEnuoy, or conclusion of a Ballet, or Sonnet; in a short stanzo by itselfe, and seruing, oftentimes, as a dedication of the whole23 ». Ce qui frappe dans cette explication, câest la relation Ă©troite que semble entretenir le terme dâ « envoy » avec la danse et la poĂ©sie â une relation qui fait sens dans la piĂšce, mais quâArmado, pourtant en charge des divertissements de la cour, semble ignorer. Il est Ă ce titre particuliĂšrement ironique de constater que lâEspagnol mentionne sans le savoir la conclusion dâun ballet dans une comĂ©die oĂč jamais une danse ne connaĂźt le moindre dĂ©but dâexĂ©cution. En somme, la langue sert ici Ă pallier les dĂ©ficiences du rĂ©el. En outre, en associant lâidĂ©e dâun commencement (« Come, thy lâenvoy begin », III.i.60) Ă celle dâune conclusion, Armado brouille les pistes. Loin de mettre fin Ă lâhistoire de Costard, il lui donne lâoccasion de prendre des proportions dĂ©mesurĂ©es24. Amoureux du signifiant aux dĂ©pens du signifiĂ©, le clown dĂ©compose en effet les syllabes du discours quâon lui sert pour rĂ©interprĂ©ter chaque rĂ©plique Ă sa guise. Aussi nâentend-il que la seconde syllabe du mot « envoy », câest Ă dire « oie », terme alors synonyme de « prostituĂ©e », avant de donner libre cours Ă sa logorrhĂ©e. Trace du dĂ©sordre babĂ©lien, le mĂ©lange dâanglais et de français qui caractĂ©rise certaines des scĂšnes de la piĂšce rappelle aussi Ă qui veut lâentendre que, dans la tradition biblique, « la diversitĂ© linguistique nâest nĂ©cessaire que pour sâadapter au monde de la faute25 ».
16 Les lettres fautives qui circulent dans le royaume de Navarre posent prĂ©cisĂ©ment le problĂšme de la dĂ©mesure et du trop-plein que personne ne parvient Ă rĂ©guler. Maria se plaint de la missive, excessivement longue, que lui adresse Longueville, alors mĂȘme que ce dernier vient de lui offrir des perles. Les quatre jeunes gens Ă©crivent des poĂšmes qui ne font pas mouche tout simplement parce quâils se trompent dans leur maniĂšre dâĂ©crire. Ils en font trop, et câest ce que George Puttenham dĂ©signe par le terme de « periergia » quâil glose par « over-labor » :
- 26 George Puttenham, The Art of English Poesy. ed. cit. p. 344.
Another point of Surplusage lieth not so much in superfluity of you words, as of your travail to describe the matter which ye take in hand, and that ye over-labor yourself in your business. We call it Over-Labor, jump with the original, or rather, the Curious, for his overmuch curiosity and study to show himself fine in a light matter26 .
- 27 Voici comment Derrida dĂ©finit le supplĂ©ment. « [âŠ] le concept de supplĂ©ment [âŠ] abrite en lui deux (. )
17 Le sonnet du roi (IV.iii.20-36) est un exemple significatif de « periergia », puisque le souverain met tant dâardeur Ă sa tĂąche quâil Ă©crit Ă sa dulcinĂ©e un poĂšme dâamour pĂ©trarquiste de seize vers lĂ oĂč, habituellement, un sonnet en compte quatorze. Cette pseudo-perfection constitue le dĂ©faut mĂȘme du sonnet, et loin dâĂȘtre le dangereux supplĂ©ment derridien, Ă la fois addition et substitution27. le distique final retranche et efface tout ce que les vers prĂ©cĂ©dents auraient pu avoir de touchant.
- 28 Ibid .
- 29 Voir Madhavi Menon, « The L Words » in Shakesqueer: A Queer Companion to the Complete Works of Shak (. )
18 Selon Derrida, « [l]e signe est toujours le supplĂ©ment de la chose mĂȘme28 ». Alors que la Princesse et ses suivantes, masquĂ©es, viennent dâĂ©changer leurs atours pour mieux berner leurs prĂ©tendants, Berowne comprend tout Ă coup lâerreur de jugement quâil a commise et quâil explicite au profit de ses trois amis. « and then we, / Following the signs, wooed but the sign of she » (V.ii.468-469). De prime abord, cette fois, lâerreur des jeunes gens semble pardonnable. Car, en modifiant profondĂ©ment le concept de supplĂ©ment et en dĂ©solidarisant le signe de la chose, les Françaises ont fait du signe un avatar trompeur, et lui ont retirĂ© sa fonction. NĂ©anmoins, les dames nâont pas Ă©changĂ© leurs habits. elles nâont fait quâĂ©changer les faveurs offertes par les soupirants. On ne peut donc sâempĂȘcher dâĂȘtre surpris par la naĂŻvetĂ© des jeunes hommes, tant les dĂ©guisements des dames sont minimaux. En vĂ©ritables Narcisses, ils ne se sont fiĂ©s quâaux signes, aux objets envoyĂ©s par eux-mĂȘmes, oubliant au passage les traits physiques de leurs dĂ©tentrices. La Princesse, on le sait, est la plus grande des quatre (IV.i.45), Rosaline se distingue par sa peau sombre, Katharine a des cheveux couleur dâambre (IV.iii.79). dĂšs lors, comment se tromper sur lâidentitĂ© des Françaises, mĂȘme masquĂ©es. Inversement, les jeunes femmes reconnaissent immĂ©diatement leurs soupirants alors que ces derniers sont dĂ©guisĂ©s de la tĂȘte au pied et portent un costume moscovite29.
- 30 Angel Day, The English Secretorie. Londres, imprimé par Robert Walde-graue, 1586, STC n° 6401.
19 Par certains aspects, ces trĂšs lucides demoiselles ressemblent fort aux dames courtisĂ©es et raisonnables dĂ©peintes dans les manuels de lâĂ©poque, comme celui dâAngel Day, The English Secretorie (1586)30. oĂč lâart de sĂ©duire lâaimĂ©e par voie Ă©pistolaire se trouve dĂ»ment expliquĂ©. Toutefois, les Françaises, pour se conformer parfaitement aux directives dâAngel Day, devraient normalement rĂ©agir par Ă©crit aux poĂšmes qui leur sont adressĂ©s. Une dame courtisĂ©e se doit en effet de rĂ©pondre Ă lâauteur de la lettre. Or, refusant de rĂ©diger le moindre billet doux, les Françaises se gardent ainsi de cĂ©der Ă la copia rhĂ©torique de Navarre pour mieux renvoyer leurs soupirants dans les cordes.
- 31 Andrew Gurr, « Professional Playing in London and Superior Cambridge Responses » in Shakespeare Stu (. )
- 32 Christopher Marlowe, Le Docteur Faust / Doctor Faustus. éd. François Laroque, traduction inédite pa (. )
20 De toute maniĂšre, ces amoureux-lĂ manquent singuliĂšrement de sagesse et de luciditĂ© avant mĂȘme dâĂ©crire la moindre lettre. Ils ont dâemblĂ©e choisi la mauvaise voie pour accĂ©der au mariage puisquâils croient ĂȘtre capables de se conformer aux idĂ©aux monastiques des « Inns of court », ces Ă©coles de droit londoniennes oĂč toute prĂ©sence fĂ©minine Ă©tait strictement interdite, mĂȘme en cuisine. Car comme lâatteste un rĂšglement de Grayâs Inn datant de 1581 aucune femme de moins de quarante ans ne pouvait y ĂȘtre employĂ©e en qualitĂ© de cuisiniĂšre ou de blanchisseuse31. Signer le pacte de Ferdinand, telle est donc lâerreur suprĂȘme commise par des jeunes gens pleins de fougue dans ce qui ressemble Ă une version grotesque du pacte faustien au cours duquel le personnage-titre, sceptique aiguillonnĂ© par la sensualitĂ© et les plaisirs du monde, lĂšgue son Ăąme Ă Lucifer32. La rĂ©ticence de Berowne rappelle ainsi, par certains aspects, la rĂ©ticence de Faust lui-mĂȘme, et Berowne, tout comme Faust, finira par se laisser convaincre. Mais Ă lâinverse du protagoniste tragique de Marlowe, il aura le choix du parjure.
21 Ă bien y rĂ©flĂ©chir, le parjure nâest pas lâapanage des lords. Songeons au document dont la Princesse rappelle lâexistence Ă Ferdinand pour lui prouver que lâAquitaine doit revenir Ă la France. Le document en question, ou « acquittance » (II.i.157), est promis pour le lendemain⊠Or, jamais on ne verra la moindre preuve juridique entre les mains de la princesse. On est lĂ , une nouvelle fois, dans le principe de dĂ©sir, oĂč lâattente se substitue Ă la rĂ©alitĂ© et la frustration au plaisir.
22 La Princesse nâest donc pas toute blanche. Qui plus est, bien que prĂ©tendument vierges, ces demoiselles ne manquent jamais lâoccasion de faire un sous-entendu grivois, et nombreux sont les critiques qui ont soulignĂ© le caractĂšre Ă©minemment transgressif de la langue de cette comĂ©die oĂč obscĂ©nitĂ© et scatologie font bon mĂ©nage. Les objets poĂ©tiques traditionnels se voient dĂ©tournĂ©s Ă des fins licencieuses. LâĆil, au cĆur de la poĂ©sie pĂ©trarquiste, prend ainsi dans Peines dâamour perdues des connotations ouvertement Ă©rotiques. En tĂ©moigne la scĂšne de la rencontre des « lords » et des « ladies » au sein du royaume de Navarre, oĂč lâantanaclase audacieuse sur les homophones « eye » et « ay » semble parfaitement dĂ©libĂ©rĂ©e :
Rosaline. My physic says âayâ.
Berowne. Will you prickât with your eye?
- 33 Georges Bataille, Histoire de lâĆil (1928), Paris, Gallimard, 1993. Comme lâexplique Philippe Sabot (. )
De toute Ă©vidence, Berowne feint de mal comprendre ce que lui dit son interlocutrice de sorte que le sentiment amoureux suscitĂ© par cette derniĂšre prend ici un tour purement charnel. Pour Shakespeare, comme pour Bataille33. lâĆil accomplit en fin de compte la fonction Ă©rotique de la vision.
- 34 Un exemple suffira Ă illustrer nos propos. Boyet, voulant prendre congĂ©, sâexclame. « I fear too m (. )
23 Les personnages se trompent tous plus ou moins Ă dessein dans lâutilisation dâun mot ou dâune expression afin de pouvoir dissimuler des propos osĂ©s derriĂšre la façade dâune naĂŻvetĂ© de bon aloi. Souvent commentĂ©e, la scĂšne de la chasse est un modĂšle de transgression langagiĂšre34. Mais attachons-nous plutĂŽt Ă celui par qui la transgression arrive. Costard, lâavatar du « trickster » Ă©lisabĂ©thain dans la piĂšce. Alors quâil est sur le point dâaller en prison, Moth sâexclame. « Come, you transgressing slave, away. » (1.2.126). Or, dans lâAngleterre Ă©lisabĂ©thaine, la transgression nâest rien dâautre quâune erreur au sens large du terme comme lâexplique Randle Cotgrave dans son dictionnaire Français / Anglais :
- 35 Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues. ed. cit.
An error, ouersight, ouerslip, mistaking; an ignorance, or false opinion; a wandering, or straying out of the right way; also, a misse, fault, offence, transgression; [. ]35 .
- 36 Voir Ă ce sujet Kara Northway, « Costardâs Revenge: Letters and their Misdelivery in Loveâs Labourâ (. )
24 Costard Ă©tant la transgression faite homme, on comprend difficilement la raison pour laquelle Berowne (III.i.147) et Armado (III.i.114) le choisissent comme messager, dâautant que le clown ne dissimule pas sa malice. On a souvent dit que Costard commettait des erreurs du fait de son incompĂ©tence, mais on ne sâest pas suffisamment demandĂ© sâil ne remettait pas sciemment le courrier du cĆur quâon lui confie Ă la mauvaise personne36. Car câest un excellent moyen, pour lui de prendre lâascendant sur son rival Armado tout en achevant de le ridiculiser aux yeux de la cour. Dâailleurs, sa premiĂšre erreur de distribution devrait lâamener Ă rectifier le tir et Ă donner la seconde missive Ă la bonne destinataire, mais il nâen fait rien. Un constat sâimpose donc ici. transgresser les ordres donnĂ©s par les auteurs des lettres, câest pour Costard une maniĂšre dâacquĂ©rir le pouvoir que son statut social ne lui accorde pas dâemblĂ©e.
- 37 Pour mĂ©moire, Robert Greene sâadresse Ă Thomas Nashe en le qualifiant de « young Juvenall » dans Gr (. )
- 38 Sur Nashe perçu comme un « self-styled English Aretino », voir David O. Frantz, Festum Voluptatis. (. )
- 39 Natale Conti, Mythologie c'est Ă dire, Explication des Fables contenant les genealogies. Lyon, 1600 (. )
- 40 Ibid. p. 394.
25 Lâerreur, dans Peines dâamour perdues. se dĂ©cline par consĂ©quent sous toutes ses formes, et si elle est parfois commise par ignorance ou par excĂšs de zĂšle, elle est aussi dĂ©libĂ©rĂ©e et ouvertement transgressive. Rien dâĂ©tonnant Ă cela dans une piĂšce placĂ©e sous le signe de Cupidon, lâenfant espiĂšgle incarnĂ© ici par le malicieux Moth. QualifiĂ© de « tender Juvenall » (I.ii.10) dans la piĂšce, le page est par ailleurs crĂ©Ă© Ă lâimage de Thomas Nashe37. lâArĂ©tin anglais jamais Ă court dâĂ©crits licencieux et pornographiques38. Les mots du bien-nommĂ© Moth / Cupidon sont ainsi autant de flĂšches quâil lance avec justesse en plein cĆur de ses cibles. Dans sa Mythologie initialement publiĂ©e Ă Venise en 1567, Natale Conti attribue des pouvoirs phĂ©nomĂ©naux au dieu de lâamour. « [âŠ] ce qui estoit laid & difforme, il le faisoit trouver beau & honneste39 ». Le trĂšs catholique Armado dĂ©cide ainsi dâĂ©pouser Jaquenetta sans bien savoir si elle est « honneste ». Les jeunes nobles sont tout aussi aveuglĂ©s par lâamour. EsthĂšte narcissique, Berowne sâĂ©prend dâune jeune femme Ă la peau sombre alors que les canons de beautĂ© de lâĂ©poque vantent la blondeur et le teint incarnat. Katharine peut bien avoir le visage vĂ©rolĂ© (câest-Ă -dire « full of Oâs », V.ii.45), Dumaine tombe fou amoureux dâelle. Maria est issue de la lignĂ©e douteuse des Falconbridge, que Shakespeare exploite dans Le roi Jean. mais Longaville nây voit que du feu. Quant Ă la Princesse, bien que sa visite soit explicitement motivĂ©e par la diplomatie et lâappĂąt du gain, elle plaĂźt Ă Ferdinand sans mĂȘme avoir besoin de le sĂ©duire. En somme, Cupidon fait surgir le sentiment amoureux de situations incongrues, Ă mille lieues des sages et ennuyeux principes couchĂ©s noir sur blanc dans les pages des manuels de conduite en vogue Ă lâĂ©poque. Dans son traitĂ© de mythologie, Conti prĂ©cise dâailleurs quâAmour aurait Ă©tĂ© engendrĂ© par le chaos. « Il semble quâHesiode en sa Theogonie vueille dire quâAmour ou Cupidon soit issu de cette antique matiere informe, lourde, obscure, pesante & immobile, quâon a nommĂ©e Chaos [âŠ]40 ». Cette « matiĂšre informe, lourde, obscure » et « pesante », câest bien celle qui domine dans le royaume du roi Ferdinand â et qui est faite de lâĂ©toffe mĂȘme des songes.
- 41 Au cours de lâacte 3, alors que Costard vient dâobtenir une « rĂ©munĂ©ration » dâArmado qui lui a con (. )
- 42 Une ressemblance quâil exploite aussi dans sa traduction des ĂlĂ©gies dâOvide (I.x). Selon David Cry (. )
- 43 Chez Shakespeare, le mot « wit », dérivé du français « vit », peut en effet désigner les organes se (. )
26 LâĂ©toffe de la Navarre shakespearienne est en effet tissĂ©e de non-dits, de fantasmes et dâerreurs. En somme, il y fait nuit en plein jour. Cette forme dâaveuglement est propice Ă la folie comme au renversement des conventions. Aussi les erreurs de registre des Françaises, clairement intentionnelles, sont-elles destinĂ©es Ă choquer. MĂȘme Costard, pourtant prompt Ă la plaisanterie grivoise, semble abasourdi par leur vulgaritĂ©. « O my troth most sweete jests, most inconie vulgar wit » (IV.i.135), sâexclame-t-il Ă lâissue de la scĂšne de la chasse41. Ici, câest le terme argotique dâ« inconie » qui retient lâattention du spectateur. LâOED note une seule occurrence prĂ©cĂ©dant celle de Peine dâamour perdues , qui se trouve dans The Jew of Malta. de Christopher Marlowe oĂč ce dernier joue sur la proximitĂ© phonĂ©tique dâ« incony » et de « coney42 ». Il en va de mĂȘme pour Shakespeare, qui utilise cet adjectif pour ses connotations obscĂšnes. Ainsi, lâ« inconie wit » de Maria ne dĂ©signe pas seulement son esprit subtil, mais aussi son « con » qui se trouve donc ici doublement dĂ©signĂ©43. VoilĂ qui surprend dâautant plus le clown que la demoiselle, dont le prĂ©nom renvoie sans doute par erreur (ou par ironie) Ă la puretĂ© virginale, se montre ouvertement grivoise.
- 44 « We did not quote them so », rétorque ainsi Rosaline à Longaville (V.ii.760).
27 NĂ©anmoins, si Maria commet lâerreur de choquer un homme qui ne se privera sĂ»rement pas de rĂ©pĂ©ter ce quâil a entendu, elle prend des risques calculĂ©s. Comme le prouve un dĂ©nouement en forme de pirouette, la belle nâa nulle envie de se marier, de sorte que repousser dâhypothĂ©tiques prĂ©tendants fait partie dâune habile stratĂ©gie de dĂ©fense. Plus gĂ©nĂ©ralement, les quatre jeunes femmes choisissent toutes, Ă un moment ou Ă un autre, de transgresser les codes de la biensĂ©ance qui menace de les Ă©touffer. Mais Ă force de dĂ©tourner ces codes, elles ne sont plus capables de les lire correctement. Aussi se trompent-elles lourdement sur les intentions de leurs prĂ©tendants, malgrĂ© les signaux envoyĂ©s par ces derniers44 .
28 Les billets doux de Navarre et de ses amis ont Ă©tĂ© pris pour de vulgaires farces. Ă cela, deux explications. soit les jeunes femmes ont mal interprĂ©tĂ© Ă dessein les lettres qui leur Ă©taient destinĂ©es pour Ă©chapper au mariage (mais alors, Ă©conduire directement les prĂ©tendants eĂ»t Ă©tĂ© chose aisĂ©e), soit elles nâont pas su lire entre les lignes maladroites de leurs amants putatifs. Admettons. Les jeunes Françaises ne seraient donc guĂšre plus lucides que leurs prĂ©tendants. La future reine de France pourra-t-elle, dans ces conditions, comprendre son peuple et servir les intĂ©rĂȘts de son pays. On peut en douter.
- 45 William Shakespeare, Peines dâamour perdues dans ComĂ©dies. I, in Ćuvres complĂštes. V, ed. cit. p. (. )
29 Si la question du pouvoir et de sa fragilitĂ© taraude tant Shakespeare, câest parce que lâautoritĂ© humaine est gĂ©nĂ©ralement dĂ©faillante. Provocation ou pure comĂ©die. Dans la piĂšce, les agents du pouvoir sont essentiellement catholiques puisque lâautoritĂ© revient Ă la Princesse et Ă ses amies, qui sont françaises. Au-delĂ de ces ambassadrices de charme, celui qui incarne le mieux le catholicisme fautif moquĂ© par les Anglais, câest le « magnifique Armado » (I.i.188)45. personnage fantasque venu dâEspagne, contrĂ©e alors dirigĂ©e par un membre de la dynastie des Habsbourg, le roi Philippe II (1527-1598), qui soutenait en France les forces catholiques de la Ligue qui combattaient Henri IV. Apparemment bien inoffensif, lâEspagnol raffole dâautant plus des bons mots de son page que lui-mĂȘme en est incapable. Aussi sâextasie-t-il lorsque son serviteur entreprend dâenseigner lâalphabet Ă Holofernes pour mieux ridiculiser ce dernier :
Moth. The last of the five vowels, if âyouâ repeat them; or the fifth, if âIâ.
Holofernes. I will repeat them: a, e, I â
Moth. The sheep. The other two concludes it: o, u.
Armado. Now by the salt wave of the Mediterraneum, a sweet touch, a quick venue of wit!
- 46 Ă lâorigine, il sâagit de la devise de FrĂ©dĂ©ric III signifiant « Le monde entier sera sous le comma (. )
30 Dâune part, on comprend ici que le matamore se rĂ©jouit de la plaisanterie de Moth qui vient de faire dire Ă Holofernes quâil est un mouton (« I / The sheep »). De lâautre, sâil complimente la vigueur intellectuelle de son page, câest peut-ĂȘtre aussi parce quâil identifie immĂ©diatement le message subliminal divulguĂ© par petit serviteur qui vient de rĂ©citer les voyelles dans lâordre. a, e, i, o, u. Ă lâĂ©poque de Shakespeare en effet, AEIOU est lâacrostiche latin de la devise des Habsbourg (« A ustriae E st I mperare O rbi U niverso46 »), Ă©minente puissance catholique qui rĂ©gnait alors sur une grande partie de lâEurope.
31 On voit que, derriĂšre lâincomprĂ©hension, les quiproquos, les plaisanteries et les jeux de mots grivois, la menace de lâAutre est bel et bien prĂ©sente dans cette comĂ©die grinçante, oĂč quelques voyelles a priori insignifiantes servent Ă signaler la montĂ©e en puissance dâune force politique et religieuse que lâAngleterre protestante nâaura dĂšs lors de cesse de combattre au cours des dĂ©cennies suivantes. Sâil est Ă©videmment hors de question de trouver un sens Ă tous les jeux de lettres shakespeariens, lâinterprĂ©tation est ici si tentante que la peur de lâerreur ne saurait vĂ©ritablement la mettre Ă malâŠ
Envoy. Ă©loge de la delectatio morosa
32 Si Peines dâamour perdues semble Ă©prouver quelque jubilation Ă ne tenir aucun compte du traditionnel adage latin qui trouve diabolique de persĂ©vĂ©rer dans lâerreur, la comĂ©die fait en revanche flĂšche de toute infraction en se jouant des (in)certitudes du langage. Force est de constater quâau sein du royaume de Ferdinand, il est impossible de prendre pour argent comptant ce que disent les personnages. leurs paroles se retournent aisĂ©ment, et leur envers nâest souvent guĂšre reluisant. Shakespeare nous invite ainsi Ă pĂ©nĂ©trer dans un royaume oĂč le scepticisme est roi et sâarticule Ă une foi vacillante car, comme lâerreur, le doute libĂšre.
- 47 François Rigolot, Lâerreur de la Renaissance. ed. cit. p. 364.
33 Curieusement, alors que le dĂ©nouement approche, lâerreur persiste dans les actes et les dĂ©cisions des personnages. Alors quâils sont les premiers Ă cultiver lâerreur Ă leur insu, la jouissance quâils Ă©prouvent Ă la pourfendre montre bien la fascination quâelle exerce sur le monde. Jamais on ne se lasse de repĂ©rer lâerreur tant la delectatio morosa nous pousse Ă jouir de la faute47. Qui sâintĂ©resserait Ă un personnage parfait ou Ă une Ćuvre dĂ©pourvue de faiblesses. Lâerreur est sans aucun doute la meilleure maniĂšre de devenir cĂ©lĂšbre, et les gentilshommes lâapprennent rapidement Ă leurs dĂ©pens.
- 48 Jacques Lacan, « Le sĂ©minaire livre XII, Les problĂšmes cruciaux pour la psychanalyse », 1964-1965 â (. )
34 Il faut dire que, dans le royaume de Navarre, se tromper câest vivre. Autre façon de dire que la perfection nâest pas de ce monde et si, en anglais, lâerreur est souvent signalĂ©e par le prĂ©fixe « miss », une ultime pirouette nous permettrait dâaffirmer que, dâune certaine maniĂšre, Peines dâamour perdues est bel et bien une comĂ©die mettant les « mis(s) » Ă lâhonneur. NĂ©anmoins, je terminerai mon « envoy » sur une rĂ©flexion plus personnelle. Et si la plus grave erreur des jeunes hommes nâĂ©tait pas, finalement, de croire que les demoiselles de France veulent vraiment ĂȘtre courtisĂ©es et quâeux-mĂȘmes sont rĂ©ellement capables de sâoffrir Ă elles. Bien avant Lacan, Shakespeare semble avoir compris que lâamour, câest « donner ce quâon nâa pas Ă quelquâun qui nâen veut pas48 ». Immatures, les gentilshommes semblent ne chĂ©rir que lâidĂ©e mĂȘme de lâamour. Quant Ă la Princesse, jeune cynique en herbe, elle possĂšde des raisons purement diplomatiques de vouloir plaire au roi de Navarre. Reste donc, pour Ferdinand et ses amis, ce quâon nomme en anglais le « male-bonding », une solidaritĂ© et une affection toute masculine qui, loin des femmes savantes, serait vraiment Ă mĂȘme de promouvoir une philosophie de lâerrance et du tĂątonnement.
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1 Voir la dĂ©finition du terme donnĂ©e par lâOED . « 1 a. Law. A wrongful act or omission; spec. a misdemeanour or failure of duty by a public official. [âŠ] b. More generally: the mistaking of one thing for another; a misunderstanding; a mistake. »
2 Voir ce que dit Berowne au cours du dernier acte. « We to ourselves prove false / By being once false, for ever to be true », V.ii.746-747. Les citations de Peines dâamour perdues sont tirĂ©es de lâĂ©dition de William C. Carroll (voir bibliographie).
3 François Rigolot, Lâerreur de la Renaissance. Paris, HonorĂ© Champion, 2002, p. 205. Au chapitre VI (« Erreurs et rhĂ©torique ») de son ouvrage, Rigolot explique quâHorace, dans lâArs poetica. « avait osĂ© parler des charmes des maculae (âfautes poĂ©tiquesâ) qui sont le fruit dâune agrĂ©able incuria (ânĂ©gligenceâ). »
4 Don Adriano de Armado, chevalier ab-errant. est le premier Ă prononcer ce mot apparemment tabou dans la comĂ©die. Lorsque Holofernes dĂ©cide confier le rĂŽle dâHercule Ă Moth, lâEspagnol sâexclame. « Pardon, sir, error! He is not quantity enough for the Worthyâs thumb » (V.i.105-106). Il sera relayĂ© par Berowne qui, venant dâĂȘtre humiliĂ© par les Françaises au cours du bal des Moscovites, fait rimer « error » avec « terror ». « Now, to our perjury to add more terror, / We are again forsworn in will and error » (V.ii.470-471). Enfin, le mĂȘme Berowne cherchera Ă se dĂ©douaner partiellement de ses erreurs, commises au nom de lâamour, et en fera incomber partiellement la cause aux jeunes Françaises. « [âŠ] Therefore, ladies, / Our love being yours, the error that love makes / Is likewise yours. [âŠ] » (V.ii.744-746).
5 Il suffit en effet de se rappeler lâĂ©pitre dĂ©dicatoire de John Florio dans sa traduction des Essais de Montaigne, dĂ©diĂ©e Ă six femmes de la famille Bedford-Harington. « French hath long time beene termed the language of Ladies: So doth it grace your tongues; so doe your tongues grace it; as if written by men it may have a good garbe, spoken by you it hath a double grace: for so I have heard some of you speake it, as no man, few women, could come near their sweete-relisht ayre of it ». CitĂ© dans Juliet Fleming, « Dictionary English and the Female Tongue » in Privileging Gender in Early Modern England. Ă©d. Jean R. Brink, Sixteenth Century Essays and Studies. vol. 23, Kirksville, MO, Sixteenth Century Journal Publishers, 1993, p. 188.
6 Ibid. Selon Juliet Fleming, « Florioâs assertion that women make the best vernacular speakers had been inherited by the English humanists from Cicero ». Dans un passage extrait de CicĂ©ron, De Oratore. Livre III, 44-46 (trad. H Rackham, Cambridge, Loeb Classical Library, 1982, p. 37), Crassus affirme en effet que les femmes prĂ©servent la puretĂ© du Latin en le prononçant correctement.
7 Sur cette confusion rĂ©pĂ©tĂ©e dans lâin-quarto puis dans lâin-folio, voir Oscar J. Campbell, « Loveâs Labourâs Lost Restudied (1925) » in Loveâs Labourâs Lost. Critical Essays. Ă©d. Felicia Hardison LondrĂ©, New York, Routledge, 2001, p. 86. « In the first quarto she is called âqueenâ a number of times; and many of these designations are retained in the folio edition ». Campbell en conclut que cette dĂ©signation nâest pas une erreur et quâon peut voir dans la Princesse un double dramatique de Marguerite de Valois qui, aprĂšs sâĂȘtre rendue Ă NĂ©rac en 1578, trouva la cour de Navarre parfaitement Ă son goĂ»t.
8 William Shakespeare, Peines dâamour perdues dans ComĂ©dies. I, in Ćuvres complĂštes. V, Ă©ds. Jean-Michel DĂ©prats et GisĂšle Venet, Paris, Gallimard, 2013, p. 715.
9 Geffrey Whitney, A Choice of Emblemes. Ă©d. John Manning, Aldershot, Scolar Press, 1989, p. 76. « Heare Hanno standes, and looks into the skye, / And feedes him selfe, with hope of future praise: / Unto his birdes, he dothe his eare applie, / And trustes in tyme, that they his name should raise: / For they weare taught, before they flewe abrode, / Longe tyme to saie, that HANNO was a God. // But, when the birdes from bondage were releast, / And in the woodes, with other birdes weare joinâde, / Then HANNOS name, theire wonted lesson ceaste, / For eache did singe, according to his kinde: / Then flee his faulte. Ambition works our shame, / And virtue love, which dothe extol our name ». LâemblĂšme est Ă©galement accessible sur le site Internet http://www.mun.ca/alciato/wcomm.html (consultĂ© le 18 mars 2015).
10 Voir la Bible, GenÚse 1. 26. Dans la King James Bible (1611), il est écrit. « And God said, Let us make man in our image, after our likeness: and let them have dominion over the fish of the sea, and over the fowl of the air, and over the cattle, and over all the earth, and over every creeping thing that creepeth upon the earth ». Voir le site http://www.kingjamesbibleonline.org/Genesis-1-26/ (consulté le 18 mars 2015).
11 Dans son essai de 1944, « Sur une philosophie de lâexpression », paru dans « PoĂ©sie 44 » et portant sur les travaux de Brice Parain consacrĂ©s au langage, Albert Camus rĂ©sumait ainsi lâidĂ©e profonde du philosophe. Albert Camus, Ćuvres complĂštes. tome I, Ă©d. Jacqueline LĂ©vi-Valensi, Gallimard, coll. La PlĂ©iade, 2006, p. 908.
12 William Shakespeare, Peines dâamour perdues dans ComĂ©dies. I, in Ćuvres complĂštes. V, ed. cit. p. 793.
13 Voir Alison Shell, Shakespeare and Religion. Londres, Methuen Drama, Bloomsbury, The Arden Shakespeare, 2010, p. 163.
14 Lâattitude affectĂ©e dâArmado lâempĂȘche par ailleurs dâĂȘtre pris au sĂ©rieux par les autres. la gravitas propre Ă la cour lui fait dĂ©faut. Voir Graham Holderness, Nick Potter et John Turner, Shakespeare: Out of Court. Londres, Macmillan, 1990, p. 28.
15 Sur ce point, voir John Palsgrave, LâĂ©claircissement de la langue française. Londres, 1530, 214/1, « Disshecloute, souillon ». Voir aussi ce que dit la nourrice de RomĂ©o dans William Shakespeare, RomĂ©o et Juliette. III.v.219. « Romeoâs a dishclout to him (Paris) ».
16 Alors quâil sâefforce de justifier la prĂ©sence dâun page minuscule endossant le rĂŽle dâHercule, il croit sauver la face en mentionnant lâĂ©pisode oĂč le hĂ©ros, encore simple nourrisson, Ă©trangle dans son berceau les serpents envoyĂ©s par Junon. Ce faisant, Holofernes ne suscite quâune image scĂ©nique grotesque qui ne fait que souligner un peu plus lâincongruitĂ© de la distribution artistique de la piĂšce dans la piĂšce.
17 Comme lâa montrĂ© Antoine Compagnon, « [m]ultiplier les sententiae. recouvrir son discours dâyeux, de perspectives diverses et divergentes, câest se dĂ©fendre contre le regard de lâautre, mais câest aussi sâexposer. faire de son discours un monstre, Argus qui surveille toutes les issues. âSed neque oculos esse toto corpore velim, ne caetera membra officium suum perdant â. Il ne faut pas que le discours soit couvert dâyeux, au risque que les autres membres de son corps soient mutilĂ©s. le corps merveilleux du discours doit ĂȘtre conforme aux canons de lâanatomie humaine, fidĂšle aux proportions du corps de lâorateur. » Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation. Paris, Seuil, 1979, p. 146.
18 La version consultée dans le cadre de cet article est celle de 1603. Voir G. De la Mothe, The French alphabeth: teaching in a very short tyme, by a most easie way, to pronounce French naturally, to reade it perfectly, to write it truely, and to speake it accordingly. Together with The treasure of the French tongue, conteyning the rarest sentences, prouerbes, parables, similies, apothegmes and golden sayings of the most excellent French authours, as vvell poets as orators. The one diligently compiled, and the other painfully gathered and set in order, after the alphabeticall maner, for the benefite of those that are desirous of the French-tongue. Londres, 1603, STC n° 6547.
19 Gilles (ou Georges) De la Mothe, actif en Angleterre Ă partir des annĂ©es 1592, fut le tuteur du fils de Henry Wallop (Lord Chief Justice en Irlande). Il entra ensuite au service de la famille Wenman, dans lâOxfordshire, avant dâabandonner le tutorat en 1595 pour rejoindre les enseignants français qui officiaient alors Ă St Paulâs Churchyard. Voir Douglas A. Kibbee, For to Speke Frenche Trewely. The French language in England, 1000-1600. Its status, description and instruction. Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, Studies in the History of the Language Sciences 60, 1991, p. 193.
20 G. De la Mothe, The French alphabeth. ed. cit. p. 82. « The sweetnesse and facilitie of a toung consisteth in the multitude of vowels [âŠ]. So that the toungs, wherein vowels exceede the nomber of consonantes, as the Greeke and Latin toung, and other their like, are much more sweeter to be pronounced, and pleasant to be heard, than those wherein for a vowel there is always three or foure consonants [âŠ] That is the cause wherefore there be so many consonants in the French toung which are not pronounced [âŠ]. »
21 Dans Gargantua. le prĂ©cepteur Thubal Holoferne apprend Ă Gargantua Ă rĂ©citer lâalphabet Ă lâenvers.
22 George Puttenham, The Art of English Poesy (1589), Ă©ds. Frank Whigham et Wayne A. Rebhorn, Ithaca, Cornell University Press, 2007, p. 321. « the Latines called it Congeries and we the heaping figure, as he that said To muse in minde how faire, how wise, how good, How brave, how free, how curteous and how true [âŠ]. »
23 Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues (Londres, 1611), facs. Ă©d. William S. Woods, Columbia, The University of South Carolina Press, 1950. LâOED (1.a) dĂ©finit comme suit ce mot, dont la premiĂšre occurrence remonterait Ă Chaucer (c 1398). « a. The action of sending forth a poem; hence, the concluding part of a poetical or prose composition; the author's parting words; a dedication, postscript. Now chiefly the short stanza which concludes a poem written in certain archaic metrical forms. arch. ».
24 Se moquant de lâun des poĂšmes affectĂ©s de Gabriel Harvey, Ă savoir « Gorgon » (sous-titrĂ© « The Wonderful Year »), extrait de Supererogation (1593), Thomas Nashe en compare « Lenvoy » Ă un « fart after a good stool », ce qui en dit assez long sur la qualitĂ© littĂ©raire du poĂšme en question (ou sur la mĂ©disance de Nashe). On comprend dĂšs lors que le clown associe en premier lieu « lâenvoy » Ă lâadministration annale dâun purgatif, avant dâentendre en lui le son « oi ». Voir Ă ce propos Charles Nicholl, The Reckoning: The Murder of Christopher Marlowe. Chicago, The University of Chicago Press, 1992, p. 60.
25 Myriam Jacquemier, « Du dĂ©sordre babĂ©lien Ă la conscience de lâaltĂ©ritĂ© » in Ordre et dĂ©sordre dans la civilisation de la Renaissance. Saint-Ătienne, Publications de lâUniversitĂ© de Saint-Ătienne, 1996, p. 128, note 30 (123-138).
26 George Puttenham, The Art of English Poesy. ed. cit. p. 344.
27 Voici comment Derrida dĂ©finit le supplĂ©ment. « [âŠ] le concept de supplĂ©ment [âŠ] abrite en lui deux significations dont la cohabitation est aussi Ă©trange que nĂ©cessaire. Le supplĂ©ment sâajoute, il est un surplus, une plĂ©nitude enrichissant une autre plĂ©nitude, le comble de la prĂ©sence. Il cumule et accumule la prĂ©sence. Câest ainsi que lâart, la technĂš. lâimage, la reprĂ©sentation, la convention, etc. viennent en supplĂ©ment de la nature et sont riches de toute cette fonction de cumul. [âŠ] Mais le supplĂ©ment supplĂ©e. Il ne sâajoute que pour remplacer. Il intervient ou sâinsinue Ă -la-place-de ; sâil comble, câest comme on comble un vide. Sâil reprĂ©sente et fait image, câest par le dĂ©faut antĂ©rieur dâune prĂ©sence. SupplĂ©ant et vicaire, le supplĂ©ment est un adjoint, une instance subalterne qui tient-lieu. En tant que substitut, il ne sâajoute pas simplement Ă la positivitĂ© dâune prĂ©sence, il ne produit aucun relief, sa place est assignĂ©e dans la structure par la marque dâun vide. Quelque part, quelque chose ne peut se remplir de soi-mĂȘme. ne peut sâaccomplit quâen se laissant combler par signe et procuration. » Jacques Derrida, De la grammatologie. II, 2, Paris, Ă©ditions de Minuit, 1967, p. 208.
29 Voir Madhavi Menon, « The L Words » in Shakesqueer: A Queer Companion to the Complete Works of Shakespeare. ed. Madhavi Menon, Durham, NC, Duke University Press, 2011, p. 190. Chez les hommes, majoritairement essentialistes, le signifié a mené au signifiant, tandis que les jeunes femmes, plutÎt nominalistes, ont été capables de rompre le lien existant entre les deux.
30 Angel Day, The English Secretorie. Londres, imprimé par Robert Walde-graue, 1586, STC n° 6401.
31 Andrew Gurr, « Professional Playing in London and Superior Cambridge Responses » in Shakespeare Studies. vol. XXXVII, éds. Susan Zimmerman et Garrett Sullivan, Madison, Fairlegh Dickinson University Press, p. 44.
32 Christopher Marlowe, Le Docteur Faust / Doctor Faustus. Ă©d. François Laroque, traduction inĂ©dite par François Laroque et Jean-Pierre Villquin, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 96, II.ii.89-90. « Then Mephistopheles, receive this scroll, / A deed of gift of body and soulâ ».
33 Georges Bataille, Histoire de lâĆil (1928), Paris, Gallimard, 1993. Comme lâexplique Philippe Sabot, « pour Bataille (âŠ), lâextase naĂźt (âŠ) de la conversion du regard aux choses dâen bas, Ă ces mouvements les plus obscurs de lâexistence qui, au lieu du simple dĂ©goĂ»t ou de la honte, provoquent aussi bien le rire que lâangoisse. Or, lâĆil reprĂ©sente et matĂ©rialise justement ce point de passage et dâinversion du haut et du bas, de lâhonnĂȘte et de lâobscĂšne ». Philippe Sabot, « Extase et transgression chez Georges Bataille », Savoir et Clinique. 2007/1, n° 8, p. 87-93, paragraphe 13. Voir le site. http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=SC_008_0087 (consultĂ© le 2 fĂ©vrier 2015).
34 Un exemple suffira Ă illustrer nos propos. Boyet, voulant prendre congĂ©, sâexclame. « I fear too much rubbing. Good night, my good owl » (IV.i.132). Ă lâissue dâune scĂšne qui donne lieu Ă de multiples sous-entendus sur les bĂȘtes Ă cornes Ă et maints jeux de mots grivois, on est en droit de se demander si « rubbing » ne se rapporte vraiment quâau jeu de boules mentionnĂ© par le clown, (qui pense que Maria, trop forte au tir Ă lâarc, pourrait ĂȘtre vaincue sur un autre terrain), ou si le mot nâĂ©voque pas plutĂŽt la masturbation. Dans un tel contexte, le mot « owl » pourrait bien renvoyer à « hole », au sexe fĂ©minin.
35 Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues. ed. cit.
36 Voir Ă ce sujet Kara Northway, « Costardâs Revenge: Letters and their Misdelivery in Loveâs Labourâs Lost » in Renaissance Papers 2011. Ă©ds. Andrew Shifflett et Edward Gieskes, Camden House, New York, 2012, p. 17-30.
37 Pour mĂ©moire, Robert Greene sâadresse Ă Thomas Nashe en le qualifiant de « young Juvenall » dans Greeneâs Groatsworth of Wit (1592). Voir Robert Greene, The Life and Complete Works in Prose and Verse of Robert Greene. 15 vols. Ed. Alexander B. Grosart, Londres, Huth Library, 1881-86, vol. 12, p. 143.
38 Sur Nashe perçu comme un « self-styled English Aretino », voir David O. Frantz, Festum Voluptatis. A Study of Renaissance Erotica. Columbus, Ohio State University Press, 1989, p. 188. Voir aussi David C. McPherson, « Aretino and the Harvey-Nashe Quarrel », PMLA. Vol. 84, No. 6 (Oct. 1969). 1551-58.
39 Natale Conti, Mythologie c'est à dire, Explication des Fables contenant les genealogies. Lyon, 1600, « De Cupidon », p. 397.
41 Au cours de lâacte 3, alors que Costard vient dâobtenir une « rĂ©munĂ©ration » dâArmado qui lui a confiĂ© sa lettre pour Jaquenetta, il dĂ©crit dĂ©jĂ son bienfaiteur comme « My sweete ounce of mans flesh, my [in-conie] Jew. » (3.1.118).
42 Une ressemblance quâil exploite aussi dans sa traduction des ĂlĂ©gies dâOvide (I.x). Selon David Crystal, « [incony] probably related to cony. ârabbitâ, which developed as a term of male-to-female endearment. It was pronounced âcunnyâ, rhyming with money and honey. and this pronunciation inevitably gave it an indecent association, which was also current around 1600 ». Voir David Crystal, âThink on my Wordsâ. Exploring Shakespeareâs Language. Cambridge, CUP, 2008, p. 169.
43 Chez Shakespeare, le mot « wit », dérivé du français « vit », peut en effet désigner les organes sexuels masculin et féminin. Voir par exemple William Shakespeare, As You Like It. éd. Alan Brissenden, Oxford, OUP, 1998, Appendix A, p. 231.
44 « We did not quote them so », rétorque ainsi Rosaline à Longaville (V.ii.760).
45 William Shakespeare, Peines dâamour perdues dans ComĂ©dies. I, in Ćuvres complĂštes. V, ed. cit. p. 626.
46 Ă lâorigine, il sâagit de la devise de FrĂ©dĂ©ric III signifiant « Le monde entier sera sous le commandement de lâAutriche ». Voir Benjamin Curtis, The Habsburgs: The History of a Dynasty. London, Bloomsbury, 2013, p. 1.
47 François Rigolot, Lâerreur de la Renaissance. ed. cit. p. 364.
48 Jacques Lacan, « Le sĂ©minaire livre XII, Les problĂšmes cruciaux pour la psychanalyse », 1964-1965 â 17 mars 1965. Non publiĂ©.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sophie Chiari. « Peines dâamour perdues ou le jeu des erreurs », Actes des congrĂšs de la SociĂ©tĂ© française Shakespeare [En ligne], 32 | 2015, mis en ligne le 10 mars 2015, consultĂ© le 18 juillet 2017. URL. http://shakespeare.revues.org/3189 ; DOI. 10.4000/shakespeare.3189
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, CERHAC, UMR 5037 du CNRS
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